« Des ponctions sur les richesses »
Entretien avec Claude Serfati
PARIS – german-foreign-policy.com s’est entretenu avec Claude Serfati au sujet du réarmement dans l’Union européenne, du « keynésianisme militaire » et de ses conséquences. Pour Serfati, les dépenses militaires ne sont pas productives « dans le sens de création de richesse » d’un pays ; elles sont plutôt « une ponction ». L’idée que les technologies militaires stimuleraient les technologies civiles est une idée seulement « circonstancielle ». L’espoir que la France « pourrait utiliser son avantage comparatif dans la défense pour compenser sa faiblesse industrielle face à l’Allemagne » a été déçu. Aujourd’hui, « la radicalisation de l’état bonapartiste et l’affaiblissement du capitalisme français » sont « une source de la radicalisation vers l’extrême droite». Serfati est économiste, chercheur associé à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES) à Paris et membre du conseil scientifique d'ATTAC-France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le militaire. Une histoire française (Paris 2017), L’État radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée (Paris 2022) et Un monde en guerres (Paris 2024).
german-foreign-policy.com : Les partisans d’un « keynésianisme militaire » disent que les pays européens vont profiter d’un budget militaire très élevé parce que les dépenses militaires vont stimuler la croissance. C’est vrai?
Claude Serfati : Les études économétriques concernant le rôle des dépenses militaires sur la croissance économique sont tout à fait contradictoires. Plus d’une centaine d’études sont été faites par les économistes macro, et ils ne sont pas d’accord. Même les synthèses de ces études macroéconomiques sur l’impact des dépenses militaires sur la croissance ne sont pas d’accord non plus ! De l’aveu de beaucoup de mathématiciens, les corrélations qui sont faites sont souvent rudimentaires. En fait, les économistes même sans mathématique peuvent expliquer pourquoi les conclusions ne peuvent être uniformes : Parce qu’il est évident que l’économie ne fonctionne pas comme une machine, comme une cash machine où vous mettez de l’argent d’un côté, et puis, l’argent ressort à l’autre extrémité. Il est évident que nous vivons dans un système social ; l’économie est un système social aussi, bien entendu. Donc, la multiplicité des facteurs qui vont influer entre l’input, les dépenses militaires, et l’output, le résultat, est extrêmement élevée.
Pour moi, les dépenses militaires ne contribuent pas à l’accroissement de richesse. Elles sont des dépenses qui sont indispensables pour maintenir la domination d’un régime social – pour mettre de l’ordre à l’intérieur ou pour conquérir ou se défendre à l’extérieur. En même temps, elles ne sont pas productives dans le sens de création de richesse. Je pense que les macroéconomistes qui se contentent simplement de corréler des dépenses militaires à un PIB analysent de manière insuffisante : Cette corrélation est trop pauvre parce que ce qui compte, c’est le contenu des dépenses militaires. C’est assez simple : un char, un missile, un avion de combat ne rentrent pas dans le processus de reproduction macroéconomique comme le font, par exemple, un bien d’équipement, une machine qui va être utilisé pour produire d’autres biens, ou comme le font les salaires qui sont utilisés pour consommer ou pour permettre aux salariés de reproduire ce que Marx appelle la force de travail. Donc, les dépenses militaires sont pour moi une ponction et pas une contribution à la création de richesse.
Encore une fois : Ils sont nécessaires pour tous régimes sociaux et encore plus pour le régime capitaliste que je caractérise aujourd’hui comme impérialiste, mais ce sont des dépenses improductives. Les travaux qui ont été menés en économie de l’environnement critique ont montré que faire de la pollution, ça peut augmenter le PIB mais ça réduit, ça détruit les richesses. Je pense que cette idée rend le fait que les dépenses militaires sont des ponctions sur les richesses plus facilement accessible.
german-foreign-policy.com : Mais on dit que les dépenses militaires soutiennent l’innovation. On sait que, par exemple, le Pentagone a financé le développement de l’internet et du Silicon Valley, au moins au début.
Claude Serfati : Bien sûr : Les dépenses militaires consacrées à l’innovation sont importantes. Dans le régime du capital, la technologie a deux fonctions. Elle a une fonction politique comme elle l’a toujours eu dans les sociétés antérieures au capitalisme : Elle permet la suprématie militaire. Les sociétés ont toujours essayé de développer les armes les plus sophistiqués pour pouvoir éventuellement vaincre leur voisins. C’est évidemment vrai encore du système capitaliste. Ainsi, la technologie, c’est une arme de pouvoir. Voilà la première dimension du rôle de la technologie. En ce sens, la technologie est une chose nécessaire pour le pouvoir. Mais elle est aussi une arme de compétitivité : Elle permet aux entreprises et au pays d’être plus productives et donc d’être plus compétitives que leur concurrents.
Ces deux dimensions de la technologie sont à la fois autonomes, séparées, et en même temps – c’est une des grandes caractéristiques du capitalisme depuis la mise en place du système militaro-industriel au sortir de la Seconde Guerre mondiale – ces deux dimensions de la technologie ont fusionné et donné sa physionomie au système militaro-industriel, au premier chef étatsunien : Ce système militaro-industriel est en quelque sorte l’incarnation d’une conjonction entre la technologie comme arme de pouvoir et la technologie comme arme de compétition économique. J’ai toujours essayé de contextualiser l’histoire des relations entre le civil et le militaire dans la technologie. La Seconde Guerre mondiale a marqué un tournant qualitatif dans les relations entre technologie militaire et civile. Une autre caractéristique majeure du système militaro-industriel est qu’il constitue une enclave dans le capitalisme parce qu’il est à l’intersection de l’économie et de la politique. C’est ce qui lui donne toute sa puissance, facilite son opacité, etc.
Pendant la première période du système militaro-industriel américain jusqu’aux années 1970, les États-Unis n’ont pas eu de politique industrielle hors du Pentagone. Les crédits militaires qui représentaient l’essentiel des crédits publics, ont dont alimenté les technologies militaires. Mais ce fut une configuration historique momentanée. À partir des années 1970, les Américains se sont aperçus que le fait qu’ils se concentraient sur la technologie militaire avait permis à l’Allemagne, au Japon, à l’Italie et d’autres pays de devenir competitifs sur le plan industriel. Donc, cette idée que les technologies militaires stimuleraient les technologies civiles, c’est une idée qui est circonstancielle. Par exemple, l’essor de l’IA a été essentiellement impulsé par le secteur civil et il est aujourd’hui récupéré par les militaires, créant une convergence militaro-civile très dangereuse pour l’humanité.
Si on regarde l’exemple de l’internet : Au milieu des années 1960 – on était à la fin de l’ère triomphante des États-Unis de l’après-guerre, mais on n’était pas encore dans la concurrence forte du Japon, de l’Allemagne et, encore plus tard, de la Chine. Le Pentagone, pour des raisons particulières, a décidé de lancer un petit programme absolument fermé, sécurisé, surtout pas ouvert sur l’extérieur, pour pouvoir faire communiquer les états-majors entre eux. Mais ce qui s’est passé très rapidement, c’est que les tentatives de constituer un réseau fermé, hermétique ont explosé. À la fin des années 1960, les universités américaines, les grandes écoles et universités britanniques et ailleurs se sont engagées, et peu à peu, pour des raisons évidentes, les réseaux civils ont pris le dessus sur les réseaux militaires. En moins de vingt ans – au début des années 1980 –, par exemple la NSF, la National Science Foundation prend la direction des opérations de financement qui ont donné sa physionomie actuelle à internet.
C’est donc très réductionniste, même pauvre d’affirmer que l’internet n’existerait pas sans les militaires. C’est vrai : Les militaires ont initialement mis de l’argent. Mais très rapidement, le domaine civil a pris l’initiative. Cette phrase du rôle décisif de la technologie militaire, qui ignore les complexes interactions avec le civil, est une phrase de propagande. C’est une phrase qui ignore comment l’innovation progresse.
german-foreign-policy.com : Parlons de la France. La France a commencé à se réarmer, ou mieux : à se militariser fortement. Où est-ce que ce développement va conduire le pays?
Claude Serfati : J’ai écrit en 2022 un ouvrage qui s’appelle « L’État radicalisé – La France à l’ère de la mondialisation armée ». J’ai voulu, si vous voulez, inverser la formule qu’on a beaucoup utilisé, la formule du « radicalisme des musulmans ». L’État radicalisé se produit dans le cadre de ce que j’appelle des institutions bonapartistes en France. J’ai consacré le premier chapitre de mon ouvrage à expliquer pourquoi la France est un régime bonapartiste. Dans le deuxième chapitre, j’ai montré le rôle essentiel de l’institution militaire en France ; le bonapartisme, c’est évidemment un régime militarisé. Je pense que dans ce cadre-là, on a assisté à la progressive radicalisation de l’État français – un durcissement sur le plan de la répression intérieure et aussi militaire sur le plan extérieur. Je pense aux années 2000 et 2010 où la France de Sarkozy, puis de Hollande a mené de dizaines de guerres – en Libye, par exemple, en République centrafricaine, au Mali.
Où est-ce que ça nous mène, cette longue trajectoire qui date de l’ère de de Gaulle mais qui a accéléré, s’est radicalisé à partir de la fin des années 2000 ? Ça nous mène à un durcissement intérieur du régime et à des aventures militaires à l’extérieur. Mais le problème, c’est que vous ne pouvez pas durablement être une puissance militaire comme la France l’aspire à l’être dans le monde ou au moins en Europe, si vous n’avez pas la puissance industrielle derrière. Cependant, la priorité donnée au programme de technologie militaire par de Gaulle et ses successeurs a progressivement vidé l’industrie civile française de sa substance. La sidérurgie, la métallurgie, la construction mécanique, l’informatique : On peut dire que la quasi-totalité des secteurs industriels – contrairement à l’Allemagne, bien que je ne sous-estime pas les problèmes de l’industrie allemande, pas du tout – a été dévastée. Ce durcissement, cette radicalisation militaire, la priorité industrielle sur le militaire, ça s’est traduit par un déclin industriel, puis par un déficit budgétaire de plus en plus élevé.
Et inévitablement, ça c’est traduit aussi par un déclin de la position de la France sur le plan international. On a vu l’effondrement au Mali. On a également vu l’absence de toute possibilité d’action d’Emmanuel Macron pendant la guerre génocidaire en Israël. La politique arabe de la France était connue, même fameuse, depuis de Gaulle ; aujourd’hui, elle est devenue inexistante. Mais il y a aussi un affaiblissement de la France en Europe. C’est une question très importante parce que l’Europe a été considérée depuis de Gaulle comme l’horizon politique et économique de la France. L’industrie française est peu présente en Chine, en Asie, elle n’est moins présente aux États-Unis que l’Allemagne, l’Irlande et l’Italie, mais elle est par contre présente en Europe. C’était l’espoir que la France pourrait utiliser son avantage comparatif dans la défense – où elle était la plus forte en Europe, à l’exception du Royaume Uni – pour compenser sa faiblesse industrielle face à l’Allemagne. Ça n’est pas passé parce que vous ne pouvez pas durablement être une grande puissance uniquement par le militaire.
Donc, je suis très inquiet de l’évolution de la France – d’autant plus qu’il est clair que cet affaiblissement progressif et continu de la France sur le terrain international mais aussi sur le terrain européen est une source d’un renforcement nationaliste et même xénophobe. Il semble y avoir une solution autoritaire des problèmes. C’est ça ce qui m’inquiête encore plus : La radicalisation de l’état bonapartiste et l’affaiblissement du capitalisme français sont une source de la radicalisation vers l’extrême droite.

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