Le sommet record sur l'armement

Le sommet de l'UE adopte un programme d'armement («ReArm Europe») d'un montant record. Le débat sur le bouclier nucléaire européen progresse. Sondage US : 40 % des experts en politique étrangère prévoient une troisième guerre mondiale d'ici 2035.

BRUXELLES/BERLIN/PARIS (rapport exclusif) – L'UE lance un programme d'armement d'un montant record et mobilise jusqu'à 800 milliards d'euros pour l'achat de matériel de guerre. C'est ce qu'a décidé le sommet extraordinaire de l'Union qui s'est tenu hier jeudi à Bruxelles. L'UE va ainsi elle-même mettre à disposition 150 milliards d'euros sous forme de crédits avantageux, qui doivent permettre aux États membres d'acquérir des armes en grandes quantités.Les États membres devront contracter eux-mêmes des dettes supplémentaires d'un montant total de 650 milliards d'euros. Certains craignent des difficultés, car ils sont déjà très endettés. Le Premier ministre polonais Donald Tusk appelle à une « course aux armements » avec la Russie, que l'UE doit « gagner ». Le fait qu'elle puisse aussi la perdre n'a pas été abordé plus en détail à Bruxelles. Indépendamment de cela, un débat a été lancé sur l'extension du bouclier nucléaire français à l'ensemble de l'Europe. La Russie proteste et met explicitement en garde contre une nouvelle escalade. Une enquête menée fin 2024 par un groupe de réflexion US a révélé que 40 % des plus de 350 experts en politique étrangère interrogés sont convaincus qu'une troisième guerre mondiale aura lieu d'ici 2035.

« Buy European »

Le sommet extraordinaire de l'UE s'est achevé jeudi dernier à Bruxelles sur des décisions dramatiques en matière d'armement. Les chefs d'État et de gouvernement ont convenu d'approuver le programme de militarisation, qui s'élève à près de 800 milliards d'euros et dont les grandes lignes ont été présentées mardi par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Bruxelles va donc mettre à disposition 150 milliards d'euros sous forme de crédits à taux préférentiels, que les États membres pourront utiliser pour acheter des équipements militaires.[1] Ce qui est d'autant plus remarquable que le budget de l'UE ne doit en principe pas servir à financer des armes. Bruxelles se débrouille avec des excuses ; on entend par exemple l'affirmation selon laquelle on ne financerait que des usines pour la production d'armement, et non l'armement lui-même. Selon certaines informations, les dispositions relatives aux crédits contiendraient une clause « Buy European » : il ne s'agirait pas d'acheter des armes US- mais européennes. En outre, les dettes contractées pour l'achat de matériel de guerre ne doivent plus être prises en compte dans le plafond de la dette de trois pour cent fixé par le pacte de stabilité et de croissance. Selon Mme von der Leyen, cela permettrait de mobiliser jusqu'à 650 milliards d'euros.[2]

Course aux armements avec la Russie

Le fait que cela provoque un endettement supplémentaire des États membres, y compris des États de l'UE fortement endettés qui doivent plus de 100 % de leur production économique, n'a pas été explicitement abordé hier, jeudi. La Première ministre italienne Giorgia Meloni s'est toutefois montrée inquiète. La dette de l'Italie s'élève désormais à plus de trois mille milliards d'euros, soit environ 137 % du produit intérieur brut italien. Mme Meloni a fait savoir à Bruxelles qu'elle craignait des réactions du marché en raison des dettes élevées de l'État italien, si des charges supplémentaires venaient s'ajouter en raison de projets d'armement coûteux.[3] Les obligations de défense de l'UE, qui pourraient soulager certains États membres lourdement endettés, continuent d'être rejetées par Berlin.[4] Le Premier ministre polonais Donald Tusk a déclaré que les nouvelles décisions n'étaient qu'une première étape ; il ne s'engagera peut-être « pas aujourd'hui », mais certainement « demain » pour que, par exemple, des « troupes européennes et de l'OTAN soient déployées à la frontière avec la Russie et la Biélorussie ». « L'Europe » doit maintenant lancer une « course aux armements » avec la Russie, « et elle doit la gagner », a exigé Tusk.[5] Il n'a pas mentionné la possibilité de perdre la course aux armements.

Un bouclier nucléaire européen

Avant même le sommet extraordinaire de l'UE, le débat qui venait de reprendre sur la composante nucléaire de l'armement de l'UE avait déjà suscité de vives réactions. Peu avant les élections législatives, le chancelier fédéral présumé, Friedrich Merz, avait déclaré qu'il faudrait réfléchir à la question de savoir si « la sécurité nucléaire » - c'est-à-dire les armes nucléaires - de la Grande-Bretagne et de la France « ne pourrait pas être revendiquée par nous aussi ».[6] Merz n'a rien dit sur les modalités. Il n'est pas certain que les armes nucléaires britanniques permettent un réarmement européen véritablement indépendant : jusqu'à présent, la Grande-Bretagne coopère étroitement avec les États-Unis, y compris pour ses missiles nucléaires.[7] Le président français Emmanuel Macron a quant à lui déjà proposé de se tenir « à disposition » si nécessaire pour « la discussion stratégique très approfondie » sur la possibilité d'utiliser les armes nucléaires françaises pour mettre en place un bouclier nucléaire européen.[8] Macron avait déjà évoqué cette possibilité il y a cinq ans, mais il s'était heurté à un refus à Berlin : en cas d'utilisation de la Force de frappe dans le cadre de l'UE, le gouvernement allemand a toujours insisté sur une certaine forme de cogestion, que Paris n'était pas prêt à accorder.[9] Un débat similaire devrait avoir lieu cette fois encore.

Réunion générale à Paris

La Russie a réagi à l'initiative franco-allemande sur les armes nucléaires, en y intégrant une deuxième initiative du président français Emmanuel Macron. Ce dernier a organisé une réunion des chefs d'état-major des pays européens [10] qui souhaitent participer aux mesures de « maintien de la paix » en Ukraine, qui se tiendra mardi prochain à Paris. Cela signifie entre autres l'option d'envoyer des troupes au sol dans le pays, mais seulement après un cessez-le-feu, selon l'état actuel des discussions. Le gouvernement russe a déjà affirmé à plusieurs reprises qu'il n'était pas prêt à accepter le stationnement de soldats des pays membres de l'OTAN sur le territoire ukrainien : après tout, l'expansion constante du territoire de l'OTAN en direction de la Russie a été un motif de guerre décisif. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a vivement critiqué jeudi les plans présentés par Macron mercredi soir. « S'il nous considère comme une menace, convoque une réunion des chefs d'état-major des pays européens et de la Grande-Bretagne, déclare que l'utilisation des armes nucléaires est nécessaire et se prépare à utiliser des armes nucléaires contre la Russie », a déclaré M. Lavrov, « alors c'est bien sûr une menace ».[11]

La guerre mondiale à venir

Entre-temps, de plus en plus d'experts s'attendent à ce qu'une troisième guerre mondiale éclate dans les dix prochaines années. C'est ce qui ressort d'une enquête menée par le Scowcroft Center for Strategy and Security, une institution de l'Atlantic Council de Washington, auprès de 357 experts en politique internationale. L'enquête a été menée entre l'élection présidentielle américaine et le début de l'année, après la victoire de Donald Trump, mais avant son entrée en fonction. Près de 55 % des personnes interrogées venaient des Etats-Unis, le reste d'une soixantaine de pays sur tous les continents. 40,5 % d'entre elles étaient convaincues qu'une guerre mondiale commencerait au plus tard en 2035, voire peut-être même très bientôt.[12] 48 % des personnes interrogées pensaient que des armes nucléaires seraient utilisées au cours des dix prochaines années, mais pas nécessairement dans le cadre d'une guerre mondiale. 45 % pensaient qu'un conflit militaire se produirait au plus tard en 2035 et qu'il se déroulerait au moins en partie dans l'espace. 45,1 % des personnes interrogées sont d'accord avec la thèse selon laquelle une guerre entre l'OTAN et la Russie éclatera d'ici dix ans. 64,6 % des personnes interrogées s'attendent à ce que la Chine tente de prendre le contrôle de Taïwan par des moyens militaires d'ici 2035. Si les Etats-Unis intervenaient alors avec leurs forces armées, ce serait la guerre mondiale.

 

[1] Jakob Hanke Vela: 150 milliards d'euros devraient rendre l'Europe plus indépendante de l'Amérique. handelsblatt.com 06.03.2025.

[2] L'UE réagit à Trump par un réarmement massif. tagesschau.de 06.03.2025.

[3] Jacopo Barigazzi: Meloni's not a fan of «ReArm». politico.eu 06.03.2025.

[4] Jakob Hanke Vela: 150 milliards d'euros pour rendre l'Europe plus indépendante de l'Amérique. handelsblatt.com 06.03.2025.

[5] Thomas Gutschker: Die Wucht der zweiten Zeitenwende. Frankfurter Allgemeine Zeitung 07.03.2025.

[6] Changement de politique pour une Allemagne forte et sûre d'elle. cdu.de 21.02.2025. Voir à ce sujet « Indépendance vis-à-vis des Etats-Unis ».

[7] Johannes Leithäuser : « Pas sans le trident des Etats-Unis ». Frankfurter Allgemeine Zeitung 06.03.2025.

[8] Michaela Wiegel: La dissuasion élargie de Macron. Frankfurter Allgemeine Zeitung 04.03.2025.

[9] Voir à ce sujet Griff nach der Bombe (III) et Die « Atom-Supermacht Europa ».

[10] Emmanuel Macron kündigt Treffen von Armeechefs in Paris an. zeit.de 05.03.2025.

[11] Après le discours de Macron, Moscou met en garde contre une nouvelle guerre mondiale. n-tv.de 06.03.2025.

[12] Mary Kate Aylward, Peter Engelke, Uri Friedman, Paul Kielstra : Global Foresight 2025. atlanticcouncil.org.


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