De maître à mené

Avec les soldats nord-coréens envoyés en Russie, c'est la première fois que des troupes d'Asie de l'Est interviennent en Europe. Auparavant, seuls des militaires européens étaient intervenus sur des continents étrangers.

BRUXELLES/SEOUL (Rapport exclusif) - L'envoi présumé de soldats nord-coréens en Russie déplace les calculs stratégiques des responsables occidentaux de la politique étrangère et militaire et met également Berlin sous pression. C'est ce qui ressort de plusieurs analyses récentes de groupes de réflexion allemands ou européens. Comme le constate par exemple le European Council on Foreign Relations (ECFR), avec les soldats nord-coréens, « c'est la première fois depuis des générations que des troupes d'Asie de l'Est sont activement impliquées dans un conflit européen ». Alors qu'il était courant depuis des décennies que les forces armées allemandes ou européennes interviennent dans le monde entier, l'Europe se trouve désormais au centre d'une intervention étrangère. Il faut prendre cela d'autant plus au sérieux que la Corée du Nord dispose de forces armées bien plus importantes que celles des Etats européens, indique l'ECFR. La fondation berlinoise Wissenschaft und Politik (SWP) souligne que la Corée du Nord devance également clairement l'Europe en matière de production de munitions. Pour y répondre, les experts recommandent une coopération étroite avec la Corée du Sud. Celle-ci est encouragée depuis des années - avec un objectif offensif dans la lutte pour le pouvoir contre la Chine. Aujourd'hui, elle doit être renforcée pour la première fois à des objectifs défensives.

« Le potentiel de menace de la Corée du Nord »

En octobre déjà, la fondation berlinoise Wissenschaft und Politik (SWP) avait indiqué dans une analyse que les livraisons d'armes et de munitions de la Corée du Nord à la Russie avaient déjà modifié les rapports de force stratégiques en Europe. « Jusqu'à récemment », la Corée du Nord était “plutôt considérée comme une menace de sécurité régionale” en Asie de l'Est, explique la SWP.[1] En soutenant les forces armées russes dans la guerre d'Ukraine avec des livraisons d'armes, elle a désormais « élargi » considérablement « son potentiel de menace ». Elle peut non seulement « utiliser ses programmes de missiles réussis et ses stocks importants d'artillerie et de munitions » pour « intensifier » les « partenariats » existants, par exemple avec la Russie, et mobiliser en contrepartie « des ressources et un savoir-faire externes » pour son propre réarmement. Elle produit en outre de si grandes quantités non seulement de missiles, mais aussi de munitions, que Moscou, avec le soutien de Pyongyang, pourrait sans peine dépasser la puissance de feu de l'Ukraine, qui a été fortement équipée par l'Occident. Inversement, la Corée du Nord pourrait compter sur l'aide russe pour développer ses missiles ainsi que ses armes nucléaires et surmonter ses faiblesses et défauts actuels.

« Pour la première fois depuis des générations »

Une analyse récente du European Council on Foreign Relations (ECFR) met en évidence des conséquences encore plus importantes. Comme le note l'ECFR, avec les soldats nord-coréens qui opéreraient déjà en Russie - dans la région de Koursk - « pour la première fois depuis des générations, des troupes d'Asie de l'Est sont activement impliquées dans un conflit européen ». Cela montre non seulement que les « partenariats » de la Russie - avec la Chine, l'Iran et même la Corée du Nord - pourraient « produire des bénéfices militaires tangibles » [2], mais aussi, et c'est plus grave « pour les Européens », qu'il existe un « potentiel d'activités militaires nord-coréennes accrues en Ukraine ». Actuellement, on parle d'unités de l'ordre de 10.000 soldats qui auraient été envoyés en Russie. Selon l'ECFR, ce nombre pourrait être nettement plus élevé à l'avenir. Avec plus de 1,3 million de soldats, la Corée du Nord entretient des forces armées qui comptent parmi les plus importantes au monde ; on ne peut exclure « d'autres déploiements » d'unités nord-coréennes sur des théâtres d'opérations en Europe. Ainsi, non seulement les armes et les munitions, mais aussi les soldats nord-coréens deviennent une menace potentielle pour l'Europe et la République fédérale.

L'axe Bruxelles-Séoul

L'ECFR propose une série de mesures pour que Berlin et l'UE s'adaptent à la nouvelle situation stratégique. Il est essentiel de commencer à élargir la coopération en matière de renseignement avec la Corée du Sud, en se concentrant d'abord sur la coopération militaire entre la Russie et la Corée du Nord.[3] Les services sud-coréens pourraient apporter une aide importante à cet égard. L'envoi de troupes nord-coréennes en Russie devrait également servir de catalyseur pour le développement de la coopération en matière de politique étrangère et militaire entre l'UE et la Corée du Sud. Cette coopération pourrait être très large et s'étendre de l'aide humanitaire à la coopération industrielle en matière d'armement. L'ECFR a notamment en ligne de mire la livraison de systèmes d'armes sud-coréens à l'Ukraine. Actuellement, Séoul enfreindrait sa propre Constitution. Jusqu'à présent, le gouvernement sud-coréen s'est donc contenté d'une sorte d'échange circulaire, en livrant environ 500 000 grenades aux Etats-Unis, qui en échange ont fourni autant de munitions à l'Ukraine.[4] L'ECFR explique que la Corée du Sud pourrait également fournir à Kiev du matériel de défense, comme des systèmes antiaériens.

Des mesures communes

Afin de faire avancer la coopération de l'UE avec la Corée du Sud, le représentant de l'Union pour les affaires étrangères, Josep Borrell, s'est rendu à Séoul lundi dernier et a rencontré non seulement le ministre des Affaires étrangères Cho Tae-yul, mais aussi le ministre de la Défense Kim Yong-hyun.[5] Borrell et Kim ont fait part de leur intention de travailler ensemble pour saper la coopération russo-nord-coréenne en matière de politique militaire. La manière dont ils comptent y parvenir n'a pas été précisée. Cet été, le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, s'était déjà rendu à Séoul afin d'intensifier la coopération militaire.[6]

La coopération jusqu'à présent

Le fait que les Etats européens intensifient leur coopération avec la Corée du Sud sur le plan militaire ou sur celui de l'industrie de l'armement n'est pas nouveau. Cela se fait depuis longtemps dans le cadre de l'OTAN ; les chefs d'Etat et de gouvernement d'Australie, de Nouvelle-Zélande, du Japon et de Corée du Sud ont même participé pour la première fois au sommet de l'OTAN à Madrid en 2022 (german-foreign-policy.com a rapporté [7]). Plus récemment, l'ex-secrétaire général de l'OTAN Jens Stoltenberg, entre autres, a fait avancer les efforts pour une coopération plus étroite [8], mais jusqu'à présent, une extension formelle de l'OTAN à la région Asie-Pacifique était considérée comme hautement improbable, certains membres européens de l'OTAN, en particulier la France, s'y opposant fermement. Parallèlement, la coopération en matière d'armement entre les différents pays européens et la Corée du Sud progresse. La Pologne se distingue notamment en signant dès 2022 un contrat portant notamment sur la livraison de chars de combat K2 Black Panther de fabrication sud-coréenne, d'avions de combat légers et d'autres équipements de guerre d'une valeur de 12,4 milliards de dollars américains. D'autres contrats de plusieurs milliards de dollars ont été conclus depuis. Varsovie a exprimé un vif intérêt pour une coopération encore plus étroite.[9]

De l'offensive à la défensive

Si la coopération militaire et industrielle entre les Etats européens et la Corée du Sud est déjà systématique depuis des années, l'envoi de soldats nord-coréens, s'il est confirmé, modifie clairement le cadre stratégique. Jusqu'à présent, la coopération euro-pacifique a toujours consisté à se positionner de manière offensive contre la Chine, comme en témoignent les déclarations finales des récents sommets de l'OTAN.[10] Désormais, l'idée de devoir éventuellement prendre des mesures défensives contre une intervention de la Corée du Nord en Ukraine passe au premier plan - pour la première fois.

 

[1] Elisabeth Suh : La politique d'armement de la Corée du Nord, une menace indirecte pour la sécurité de l'Europe. SWP-Aktuell 2024/A53. Berlin, 21.10.2024.

[2], [3] James Crabtree, Alexander Lipke : Le jeu de pouvoir de Pyongyang : comment l'UE devrait répondre aux troupes nord-coréennes en Russie. ecfr.eu 05.11.2024.

[4] Wolfgang Greber : La Corée du Sud veut livrer des armes à Kiev. diepresse.com 07.11.2024.

[5] Hyung-jin Kim, Kim Tong-hyung : La Corée du Sud et l'UE s'inquiètent du transfert de technologie de la Russie en retour des troupes de la Corée du Nord. apnews.com 04.11.2024.

[6] Voir La formation de blocs en Asie de l'Est (II).

[7] Voir L'OTAN dans le Pacifique (II).

[8] Josh Smith : Stoltenberg de l'OTAN en Corée du Sud pour approfondir les liens en Asie. reuters.com 29.01.2023.

[9] Felix Kim : Poland, South Korea defense partnership grows with weapons procurements. ipdefenseforum.com 11.05.2024.

[10] Voir L'OTAN dans le Pacifique (II).


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